« Inutiles au monde » 15/4/2021

Inutiles au monde

« Les inutiles au monde » 15 avril 2021

« Les inutiles aux monde » est l’expression employée dès le 14ème siècle pour désigner les gueux, les vagabonds, les truands… la classe des hommes dangereux. Elle donne son sur-titre au livre du sociologue polonais Bronislaw Geremek « Truands et misérables dans l’Europe moderne, 1350-1600 ». La notion d’humains surnuméraires est aussi au coeur des analyses de Hannah Arendt, tant celle des sociétés totalitaires, que celles de nos sociétés modernes. Dans sa grande histoire du salariat « Les métamorphoses de la question sociale » Robert Castel montre comment la montée, puis la généralisation du salariat a contribué à faire disparaître cette catégorie d’humains condamnés à vivre « au jour le jour », puis avec la crise du salariat le retour des déclassés, des humains surnuméraires. Bien sûr, surtout aussi résumé, cette analyse n’englobe pas le sort fait aux populations des pays colonisés, dominés. Au coeur même des pays dominants a toujours subsisté un important mais marginal noyau d’exclu·e·s. Ce que nous vivons depuis le début des années 1980 avec la « révolution néo-libérale », c’est la remise en cause des compromis arrachés par les travailleurs après 1945. Il faut bien parler de véritable révolution, nous avions rêver une autre révolution, c’est eux qui l’ont réussie et c’est une révolution sans fin, permanente. Leur révolution, s’est faite contre les humains, elle a affirmée une toute puissance de la logique du capital et donc l’inutilité de tous les « improductifs ». Ces improductifs qu’elle fabrique, si j’ose dire, « à la chaîne », en délocalisant, centralisant, ou éparpillant (ubérisation) la production… en modernisant.

Les vieux ça sert à quoi ?

C’est dans ce tourbillon contre-révolutionnaire (si nous remettons les mots à l’endroit) qu’est emporté la catégorie des « vieux ». Pour ne parler que de la France, le droit à la retraite à 60 ans (sous conditions de durée de cotisation) est la dernière grande avancée sociale dans le prolongement du programme du CNR (1944). L’indexation du montant des retraites sur les prix  (contre sur les salaires jusque là) depuis 1987 confirmée par la loi Balladur de 1993, qui fait aussi passer des 10 meilleures  années aux 25  meilleures années la base de leur calcul, ces deux mesures à elles seules programment la baisse des revenus des retraité·e·s pour les années à venir. Comme cela ne leur suffisait pas, pour que la baisse concerne aussi celles et ceux qui avaient acquis leurs droits avant cette terrible réforme on a eu recours à des blocages réguliers des augmentations, à des augmentations d’impôts (CSG). L’idéologie dominante fait en sorte de retarder la conscience des phénomènes en cours. La paupérisation en marche des retraité·e·s est sensible depuis le début des années 2000. Militant et professionnel de la Sécurité sociale, bien informé par mon expérience, je l’étais aussi pas les travaux de la CGT et ceux de la CRAM, donc au milieu des années 2000 le retour de la pauvreté chez  les vieilles et les vieux était présent dans mes interventions syndicales ou politiques. La surprise que je provoquais souvent alors, était bien compréhensible. Plus étonnant pour moi d’entendre ou lire, encore aujourd’hui, des propos remettant en cause ce phénomène. Le versant le plus sombre de ce problème est celui du montant des retraites des femmes. Pour comprendre ces phénomènes, un regard sur les moyennes est déjà parlant, mais il faut surtout aller regarder vers l’accumulation d‘individus au bas de l’échelle… et faire un tour aux restos du coeur, aux distributions caritatives. Je ne peux plus dire au guichet, parce qu’on a fait disparaître les queues, pas les problèmes.

Mais, l’aspect le plus important de la contre-révolution libérale pour les personnes âgées est l’invisibilisation, la disqualification de leurs besoins réels, donc de leurs individualités, leurs personnes. C’est vrai pour d’autres catégories de la population, j’y reviendrai en conclusion. Pour ce qui concerne la catégorie de la population sur laquelle je m’arrête dans ce billet de blog, je vous renvoie pour documenter mon point de vue à deux petits livres : « Le temps ne fait rien à l’affaire… » de Jérôme Pélissier et « Les retraités oubliés et inutiles ? » de Pierre-Etienne Girardot et Yann Song. J’ai de nombreux désaccords avec le deuxième de ces livres ; mais les deux jeunes auteurs ont le mérite à mes yeux de poser la bonne question nous concernant. 

Oubliées ? 

La canicule et le premier pic de la pandémie ont fait la démonstration tragique de l’oubli dans lequel sont les plus âgé·e·s d’entre nous. Posée autrement, la question peut être : quelles places la société nous accorde ? En vrac, consommateurs de loisirs, grands parents… la société n’a pas beaucoup d’imagination, pour ceux qui ne s’y retrouvent pas, on a une réponse toute prête, les associations. Ces mêmes associations que les mesures de la macronie ont décimées, suivi en ça par la crise sanitaire. « Non essentiel » est un synonyme d’inutile. Le besoin premier des vieux, comme des jeunes et de tous ceux qui n’ont pas leur place dans le « monde du travail » est celui de lieux de rencontres ouverts. Je suis intimement persuadé que le besoin de formation est aussi primordial pour les vieux que pour les jeunes. Disposer de 20 à 30 ans d’espérance de vie sans aucune perspective d’apprendre encore et d’acquérir de nouvelles compétences me donne l’impression que l’on nous lâche au début d’un tunnel en nous disant « démerdez-vous pour trouver de la lumière et tachez de ne pas tomber ! ». Bien-sûr, une fois la pandémie passée on me redira il y a… moi j’affirme qu’il n’y a pas grand chose, surtout loin des villes centres et pas grand-chose de fléché pour le plus grand nombre, comme pour tous ceux qui veulent vivre encore et vivre plus. 

Inutiles ? 

Ci-dessus je posais la question de quelle place on nous accorde ? Il ne s’agit pas de réclamer qu’on nous en assigne une, elle serait vite trouvée, faites-vous petit·e·s et taisez-vous, surtout si vous n’avez pas les moyens de consommer. Mes camarades encore militants me disent « Mais regardent ce sont les personnes âgées qui font le gros des troupes militantes ! » Mais pardon d’être direct, même quand j’y suis (sourire amère), les troupes ne sont pas nombreuses, et vous ne prenez pas en compte la terrible crise de confiance politique que nous traversons. La vraie question qui nous est posée à gauche, c’est comment faisons-nous pour associer les vieux en grand nombre à la réflexion et à l’action pour changer cette société qui nous domine. 

Le camarade philosophe Lucien Sève (mort du Covid en 2020) affirmait, qu’aussi grave que la crise écologique, il y avait la crise anthropologique. Une crise qui remet en cause le devenir humain. Cette crise est d’abord une crise du sens, la domination sans partage du capital priverait les vies humaines de la dimension d’espérance qui leur est nécessaire comme l’air qu’on respire, là aussi le pire n’est pas sûr et ce n’est pas joué, mais ça va mal. L’inutilité à laquelle la contre-révolution libérale voue les vieux est loin d’être un phénomène isolé, il en va de même en premier lieu pour les chômeur·euse·s, les travailleur·euse·s précaires et pour les handicapé·e·s. Les jeunes sont bien sûr ceux par qui la question du sens des vies humaines peut être réactualisé, première victimes de cette crise, c’est pour eux un besoin vital. Il en va de même mais différemment pour les femmes. Différemment parce qu’elles sont une classe exploitée, alors que les catégories de vieux et de jeunes ne sont utilisées que pour affirmer des tendances et faire naître des solidarités favorisant prises de conscience et actions. La révolution démographique, le rallongement de la vie humaine était une chance de voir deux générations se rencontrer, ceux qui sont à l’heure des bilans et ceux qui doivent inventer leurs routes ont beaucoup à se dire et du temps pour le faire, pour l’heure cette chance est ratée.. Pour combattre cette enlisement il faut que les révoltes grandissent, que les bouchent s’ouvrent, que les intellectuel·le·s se mettent au travail, que l’art et la culture reprennent leur place à l’avant garde.  

La réponse à l’inutilité, ce n’est pas de s’occuper (tuer le temps), 
mais de se révolter (réveiller le temps). 

Petit exercice « linguistique » pour terminer. Grâce au Larousse en ligne, j’ai trouvé 23 synonymes au mot « inutile ». Je ne les citerai pas tous, mais le passage en revue d’un certain nombre de ses synonymes (en gras dans le texte) peut nous éclairer sur l’étendue des dégâts dans notre société causés par les disqualifications misent à l’oeuvre par la machine capitaliste.
Le plus banal, mais aussi le plus terrible, en trop, a une version plus intellectuelle surnuméraire que j’ai utilisé au début de ce texte.

Certains improductif, inefficace, mauvais, nul font parti du vocabulaire usité dans l’univers impitoyable du travail subordonné, il y a pire inemployable tombe comme un couperet fatal. 

Il est important de voir comment ces mots sont transférés sans hésiter dans les domaines, de l’éducation, du sport, des jeux (dans les cours de récréation).

Bien sûr quand le couperet est tombé, après inemployable arrive parasite, curieusement le Larousse a oublié « assisté » qui est pourtant au comptoir du bar le mot le plus employé pour signifier de quelqu’un qu’il devrait disparaître. Je me demande même s’il ne faudrait pas rajouter immigré, rom, étranger dans la déjà longue longue liste des synonymes d’inutile. Négligeable est le mot parfait pour parler de tous les oubliés et aussi de nos besoins fondamentaux, nos sentiments, une autre manière de nous biffer. D’ailleurs nos désirs les plus chers, nos demandes de culture ne sont-ils pas superflus, « non essentiel » dit-on souvent à l’occasion de la crise que nous traversons. Quant à nos réflexions, nos idéaux portant sur un autre monde ou un « après » ne sont-ils pas vains.

Maintenant si j’écris frivoles, futiles, stériles et que je vous demande à qui vous pensez, vous répondez selon votre degré de machisme les ou des femmes. À l’orale j’aurais pu rajouter nulles et perdues parce que le féminin ne s’entend pas. À l’inverse inféconde n’a guère de masculin, si ce n’est pour l’artiste, mais le mec artiste est-il vraiment un homme (au sens de mâle). Quand on parle de « discriminations » pour les femmes, c’est le plus souvent un euphémisme pour parler d’une disqualification en règle. « Disqualifié » encore un synonyme d’inutile oublié par Larousse. 

J’espère que le travail que j’ai fait pour produire ce texte ne sera pas infructueux, ce sera le cas s’il a semé quelques graines dans vos cerveaux… peu importe vos désaccords, l’important est dans les réflexions qu’il ouvre. 

Pour ceux qui s’inquiètent pour moi quand je parle de mon ressenti, qu’ils se rassurent, même dans mes moments les plus sombres je n’oublie pas que je suis utile à ceux qui m’aiment… encore, parfois quand même je sais leur amour, ni que je me dois d’être « utile à moi même » selon l’expression d’une personne qui m’est chère parlant d’elle aujourd’hui.

J’allais oublié le plus beau des synonymes d’inutiles, celui qui me fait rêver, dans lequel j’entends le mot fête, que ma fantaisie traduit par « super, à fêter », superfétatoire, quand le dictionnaire dit lui « qui s’ajoute inutilement »… je me dis que les fâcheux et ma fantaisie parlent de la même chose mais d’un point de vue opposé.

Et surtout restez curieux car
Il ne nous faut pas moins que (re)faire un monde commun.