3 / « Les retraités : oubliés et inutiles ? »
titre d’un livre de Girardot et Song paru aux Presses des mines
Interlude sur ma vie, « en direct » :
« – Ce matin, 29 août 2017, je me suis encore réveillé très tôt, un peu avant 5 heures du matin, et la « machine à réfléchir » qui tourne sous mon crâne s’est mise en route tout de suite à plein régime et avec une précision implacable. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour m’amener à une conclusion implacable : j’ai peur !
Elle a bien fait le tour de tout ce qui va. Je me suis réconcilié avec la femme de ma vie, avec ma première femme aussi. Mes enfants vont bien, les deux derniers, hasard du calendrier, dorment dans leurs chambres, juste à côté. Ma santé va plutôt mieux, un an, presque jour pour jour, que j’ai dit adieu à l’alcool, bientôt un mois que je n’ai plus mal en marchant et que j’ai pu abandonner mon tabouret pliant de secours.
J’ai préparé un budget qui devrait tenir la route, là, ma « machine » a des trous, outre les imprévus, beaucoup sont plus prévisibles …
Pour tous les points qui suivent, la machine (vous avez compris qu’il s’agit de mon cerveau) n’est pas en cause, elle les a tout de suite accompagnés d’un contrepoint sourd et entêtant, mais je ne voulais pas l’ entendre.
J’ai maintenant une bibliothèque avec plein de livres non lus et tous les essentiels à mon sens… à ce jour. Décidément, mon cerveau ce matin n’était pas si bien réveillé, comment vais-je résister à l’achat des meilleures productions à venir, dans mon plan d’austérité j’ai déjà prévu une exception pour le 4° tome de la somme de Lucien Sève .
Mon appartement, ma bibliothèque surtout, est super bien rangé. Presque tous les murs, en fait ceux laissés libres par ma bibliothèque, sont décorés avec des cartes postales, des photos, des affiches. Sur mon bureau, sur mes tables, dans ma bibliothèque, dans ma discothèque, plus petite malgré les achats récents, chaque chose est à sa place fonctionnellement et symboliquement. Pareillet pour mes théières et mes 18 boîtes à thé, avec autant de sortes de thé, 17 seulement en ce moment, une est vide et réclame un choix difficile. Mais tout cela ne ressemble-t-il pas trop à un musée, semblable à celui de ma mère, à la propreté près, et qui me glaçait. Pourtant une vérité m’est apparue à l’improviste lors de ma réflexion matinale : j’ai peur ! Je me le suis répété plusieurs fois, mais rien à faire, c’est une évidence. Elle n’avait jamais affleuré jusqu’à ma conscience, « menteur ! il y a quelques jours tu étais malade, tes enfants n’étaient pas à Vesoul, tu t’es demandé – qui vais-je appeler ? – et tu paniquais ». Là, c’est mon cerveau qui a parlé.
Mais très vite la machine et moi nous nous sommes mis raccord.
Réconcilié·e·s certes, mais la femme de ma vie, ces vingt cinq dernières années déménage à la fin de la semaine. Pour la première fois depuis 25 ans elle sera dans une autre ville que moi. Bien sûr nous sommes séparés depuis 4 ans et 9 mois, mais en cas de nécessité nous pouvions aller à pied l’un chez l’autre. Elle pouvait compter sur moi en cas de nécessité. Même quand elle disait le contraire, je savais que je pouvais compter sur elle.
Je peste aujourd’hui de ne plus conduire, 80 km, ce n’est pas la traversée de l’atlantique, mais allait faire ça en transport en commun, en Haute-Saône. Quant à ma première épouse, elle se soigne d’un cancer et il faut que je pense à lui téléphoner.
Mes deux derniers enfants sont dans l’appartement ce matin, mais le fils repart le 1° septembre dans une chambre universitaire à Besançon, ma fille a une chambre ici, elle va sans doute l’occuper toute cette année, elle utilise aussi la cuisine et la salle de bain , c’est juste comme une location gratuite, elle vit sa vie et c’est très bien.
Pas de chance au même moment je vois s’éloigner de moi mes rares amis. Le seul qui ne me laissait pas tomber dans ma solitude, ces dernières années, est parti en formation, de plus la politique nous éloigne depuis quelque temps. Le seul ami d’adolescence, avec qui j’ai gardé un contact, après l’avoir perdu lui comme d’autres par négligence, vit depuis quelques semaines un nouvel amour. Il est mon « conscrit », moi l’insoumis… au service militaire, ça m’amuse d’utiliser ce mot bientôt incompréhensible – quoique, je croise les doigts -, mais quand je le vois avec sa nouvelle amie, ça me rend trop perceptible l’inconsistance de la notion d’âge, avec mon pied de charcot, mon dysfonctionnement érectile (heureusement sans aphanisis), mon début de cataracte, mes troubles de l’équilibre… j’ai l’impression que nous n’avons pas du tout le même âge. Mais comme dit Jérôme Pélissier (pour savoir qui c’est, comme pour les termes médicaux, je vous laisse faire un tour sur Wikipédia) « Le temps ne fait rien à l’affaire ». Je me sens déplacé à le harceler pour échanger avec moi, pire pour venir me voir, comme on dit je suis heureux pour lui, mais « les gens qui s’aiment… ont un monde à eux … sont un peu cruels » (W. Sheller). J’ai bien retrouvé, à Vesoul un ami, un vrai, pas vu depuis quarante ans, un vrai bonheur aussi. Mais comment refaire le chemin du temps passé, surtout quand « on est fatigué », et je suis fatigué. – Fin de l’interlude. »
Retour sur la peur que j’ai rencontrée au tournant ce matin-là. Je vais essayer d’être précis, le même matin j’ai écrit : « Je n’ai pas peur de la mort, j’ai peur que ce soit fini, fini d’avoir quelque chose à faire, surtout fini d’avoir quelque chose à dire. Alors que c’est déjà fini d’avoir un corps à caresser, fini qu’une main me mette en émoi en touchant ma peau. »
Je n’ai pas peur de la mort, j’ai peur que ce soit fini… ce n’est pas jouer sur les mots. La peur de la fin finale, celle où je ne suis plus là, je m’en suis débarrassé à l’âge de 17 ans en même temps que de la référence à « Dieu » au terme d’une discussion avec un aumônier (eh!). Cela ne veut pas dire que je n’ai pas une peur bleue de la souffrance, de la manière dont ma vie finira, mais ça ne sera qu’un moment à passer, qui sera définitivement oublié. Ce qui me terrifie aujourd’hui, c’est de « vivre sans vivre ». Jusqu’il y’a peu, je ressentais ce risque à travers tous les exemples lointains ou proches, et avec l’âge plus souvent proches, de fins de vie dramatiques qui « s’éternisent ». Je ne l’ai pas fait exprès, mais le verbe « s’éterniser » me semble bien à sa place là, ça doit être ça l’enfer. Mais le purgatoire existe aussi sur cette terre pour chaque vieux qui voit sa vie perdre sens. Je crois arriver là au coeur du problème « philosophique » de la vieillesse aujourd’hui, de mon problème aussi.
Vous connaissez le sketch de Guy Bedos où tout le monde meurt autour de lui et où il crie tragicomiquement : « il y a quelqu’un ? ! ». Les personnes qui ont la chance de vivre longtemps ont aussi le malheur de vivre « en vrai » cette situation. Mais parfois tellement seul, je pense à ce sketch pour essayer d’en sourire. Et je perçois bien que ma solitude est dorée. Mais n’empêche… Brel avait bien raison « Mourir ce n’est rien, mais vieillir … ». Quand vous ne travaillez plus, si par malheur en plus vous êtes malade, ou sans famille proche, ou sans beaucoup d’ami(e)(s), ou sans le sou, ou tout cela à la fois, comme disait Coluche, « il y en a qui sont plus égaux que les autres »… si en plus vous êtes vieux ! Je vous le dis, vous êtes, nous sommes mal partis, parce que notre société est organisée pour qu’on vous dise, vous dise à l’intérieur même de votre tête : c’est normal, c’est comme ça… c’est la vie ! Place à la jeunesse ! Pour ne pas laisser la place trop vite, pour s’imaginer encore un peu d’avenir, une mauvaise réponse s’offre à nous « les personnes âgées », les « seniors », c’est se penser, se dire encore jeunes… Ce faisant nous répondons à un impératif social qui nous dépersonnalise. Les vieux, ce ne sont pas les plus vieux que nous, c’est en tant que vieux que nous devons revendiquer, construire un avenir. Nous devons refuser « l’obsolescence programmée » qu’on veut nous faire accepter. Nous devons également refuser d’être cantonnés dans l’occupationnel ou dans des rôles fabriqués par la société telle qu’elle est. Nous voulons un droit à l’activité choisie, à la formation…
mais pour nous battre pour nos droits, il nous faut déjà vieillir, il nous faut vivre.
Mais la solitude !
Miossec chante « Si nous portons ainsi notre visage/C’est pour qu’il soit un jour aimé/Ce serait quand même dommage/Qu’il ne soit plus jamais caressé ».
J’ai fait – deux jours – un tour sur le site de rencontre « Disons demain », vous savez celui du beau et romantique baiser de la publicité qui passe régulièrement sur nos télés. Passons sur le fait que marquant une indécision lors de l’inscription, une jolie dame/robot est venue me prendre par la main pour que j’aille plus loin. Passons aussi sur le fait que faisant miroiter un engagement pour 9 euros… 99, il faille au minimum s’engager pour 6 mois soit un coût de 59 euros… 99, puis qu’ensuite on vous proposera les services de Meetic…, puis du booster, puis… , puis… Bien sûr vous connaissez la loi (ce qui n’était pas mon cas) et si vous lisez ce qui écrit en tout petit vous apprenez que vous avez 14 jours pour fuir. Par contre ce qui se passe après m’a glacé. Il faut remplir votre « profil », on vous demande de renseigner vos caractéristiques physiques, ethniques (c’est légal ?), votre religion, vos revenus (sic), vos hobbies… Bien sûr il faut mettre une photo pour le profil et d’autres si vous voulez… et n’oubliez pas de sourire ! (on vous le rappelle). Ensuite si vous cliquez sur « rechercher », ce sont les caractéristiques de la dame de vos « rêves »… Dans les deux profils devinez ce qu’il ne faut pas cocher, si vous voulez qu’on vous propose des dames. A côté de la case « rechercher », il y a la case « carrousel », vous lancez et vous obtenez le profil de 100 dames. Après vous avez un décompte qui apparaît avant de pouvoir relancer un nouveau carrousel. Vous y découvrez une image de la misère des dames de votre secteur, des dizaines, sans doute des centaines dans un rayon de 20 km autour de mon domicile (de Vesoul), c’était un des critères à remplir. Après il vous reste à mettre des étoiles, des flashs et à envoyer des messages.
Jouer messieurs à la loterie… ce sera sans moi. Je ne porte pas plus de jugement sur vous que sur les dames qui se mettent sur ce marché, c’est terrible la solitude. Mais je n’ai pas le coeur d’aller faire mes courses sur cet étal ni de me mettre sur l’étalage proposé aux dames.
Si vous ne me croyez pas quand je soulève le problème de la solitude des vieux, rappelez-vous le sort de bien des morts de la canicule de 2003, qui ne trouvèrent personne pour réclamer le corps. Allez faire un tour sur le site des « petits frères des pauvres » qui publie un rapport accablant. « 300000 morts sociaux », personnes sans presque aucun contact. N’avez vous pas comme moi lu dans la presse locale une de ces histoires de cadavres découverts dans des appartements à cause de l’odeur de la mort, ou d’une visite des services d’entretien.
Si nous faisions attention à la misère à côté de nous, peut-être que nous serions aussi plus réceptifs à celle qui se cogne contre nos frontières. Ouvrons les portes de nos coeurs et changeons vraiment nos dirigeants politiques.
Merci !
Nos rédacteurs sont prévenus.