1/ Comment la vieillesse m’est tombée dessus


La vie commence  – 2
LA CAUSE DES VIEUX 

 

« Les humains ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover »
          Hannah Arendt

 

1/ comment la vieillesse m’est tombée dessus

Je n’avais que 58 ans, je me noyais dans ma vie professionnelle. J’avais la conscience aiguë de l’absence de perspective dans mon travail. J’allais bientôt avoir 60 ans, j’allais bientôt être à la retraite. J’étais un homme vieux, un homme foutu. C’était une évidence pour moi. Soixante ans, la retraite, ce chiffre et ce mot sonnaient comme la mort qui s’approche, le vide qui vient.

Ce n’est sans doute pas par hasard si à quelques jours de mon 59iéme anniversaire je fus transféré en urgence au CHU de Besançon, mon coeur s’arrêta deux fois de battre. Bien sûr ce jour-là, le 9 décembre 2010, la rivière devant chez moi a débordé. Pour moi c’était surtout ma colère qui débordait contre tout ce qui m’empêchait de vivre.

Revenu à la vie, au soleil, à l’amour (du moins je le croyais)… dans ma chambre d’hôpital, dans la ville qui m’a vu naître au monde à la fin des années 60 (Besançon), en regardant un beau paysage d’hiver, je me jurais de ne plus jamais me laisser aller.

Les serments de l’euphorie, même celle du retour à la vie, ne durent pas longtemps. J’ai replongé dans l’enfer de ma CAF et de l’état de « ma vie ». Je me suis cogné contre les murs, j’ai, presque, voulu mourir.

La crise professionnelle que je traversais alors se doublait d’une inattendue crise de perspective. Je n’avais jamais envisagé ce que je ferais après la vie professionnelle, la retraite pour moi c’était l’affaire des « vieux » et des travailleurs qui s’emmerdent ou qui souffrent au boulot, je n’en étais pas. Je ne comprends que depuis peu à quel point tout mon être se crispait pour dire « je ne suis pas vieux », « je ne veux pas que ça finisse ». Cet aveu que je me suis fait difficilement, en dit long sur l’ancrage en moi de l’âgisme qui me faisait percevoir les vieux comme hors-jeu, dans l’attente de la mort. Cela en dit long sur mon absence de réflexion sur ce sujet, faut dire que mes organisations syndicale et politique ne mettaient guère ce sujet à leurs ordres du jour… Mais nous avons les organisations que nous méritons. Nos réflexions n’étaient pas en avance sur celles de la société dans son ensemble. Qu’allions-nous faire après ? Nous reposer … perspective un peu courte pour faire face à l’allongement de l’espérance de vie, surtout de la vie en bonne santé. Nous occuper des petits enfants … perspective « pépère » pour les aventuriers que nous avions été et de plus, souvent, les mauvais pères et même mères. De plus mes petits enfants sont dans ce sud inaccessible pour un retraité désargenté.

À 60 ans la retraite n’était pas au rendez-vous, l’âge du « droit a » avait déjà reculé, des défaites étaient passées par là. C’était aussi l’heure d’un bilan pour chacun d’entre nous, nous n’y étions pas préparés. Pas plus préparés pour un bilan collectif, dispersé que nous étions dans les cent courants d’une gauche émiettée et fatiguée. L’horizon se rapprochait dangereusement. Il me semblait plus que jamais que l’âge de la retraite marquait la fin de la vie, de ma vie.

Mais je n’avais pas fini de vieillir.

Je savais par mes lectures, par mes rencontres que souvent la vieillesse apparaît aux individus par le regard des autres,  je l’ai appris à mes dépens que récemment. Jusqu’à 64 ans, la vieillesse épargnait l’image que je me faisais de moi malgré les moqueries perfides de mon fils, lucidité de sa part et prétention de la mienne.

Une fois à la retraite, à 61 ans, le vieillissement, la maladie qui parfois l’accompagne, allait continuer rapidement. Un peu moins de quatre ans plus tard j’étais à l’hôpital de Lure, incapable de marcher, même de m’asseoir tout seul, en provenance du service de neurologie où m’avait conduit une consommation insensée d’alcool. Comme on dit, ça fait réfléchir. Une évidence, comme une clarté au bout du tunnel, m’est apparue : ce n’est pas la vieillesse qui m’est tombé dessus, c’est moi qui suis tombé.

Le vieillissement, c’est autre chose, c’est lent. Bien sûr il peut y avoir la maladie, des maladies, des accidents. Mais en fait ça commence tôt, c’est l’accumulation des faits de vie, ça peut aussi nous arriver par le regard des autres, par ce que nous n’arrivons plus à faire. Le vieillissement est consubstantiel à la vie, c’est un processus. Le vieillissement a aussi un versant solaire, la vie continue. À condition d’aborder les étapes autrement qu’à reculons.

Pour parler de ma vie après 60 ans et de ma vieillesse, pour comprendre comment j’en suis arrivé là, il me faut remonter le temps. Il me faut essayer de comprendre comment le vieillissement a fait irruption dans mon existence.

Je pourrais remonter à la « catastrophe » de mon 18° anniversaire. J’étais plus vieux que Rimbaud dans un poème célèbre et je n’avais rien écrit qui vaille, ni vécu. Faut dire que c’était la fin de l’année 1969, année si peu « érotique » (pour moi en particulier, puceau ignorant) qui voyait s’estomper les feux de 1968. Je me sentais pour la première fois effroyablement vieux. Une orgie de pâtisseries, une gueule de bois suffirent à faire passer l’angoisse. L’effroi fut donc de courte durée.

Ce n’est qu’à l’approche de mon quarantième anniversaire, que la « précarité » de la vie se rappela à moi, la médecine du travail (par chance celle de la CPAM de Marseille était « exceptionnellement » équipée), décelant pour la deuxième année consécutive une anomalie sur le tracé de mon électrocardiogramme m’obligea à consulter médecin et médecins spécialistes. Il n’y a pas que le tracé de mon électro qui était anormal, un défaut de mon coeur, dont je ne me rappelle pas le nom, annonçait la probabilité d’un infarctus, que deux maladies chroniques (diabète et hypertension) découvertes dans la « foulée » préparaient. Ces diagnostics, le suivi des traitements médicamenteux et, en partie, des conseils du cardiologue m’évitèrent l’infarctus de la quarantaine.

Le cardiologue s’appelait Amor, ça ne s’invente pas, et la partie de ses conseils que j’ai suivis grâce à une Dame que je venais de rencontrer et de suivre était : « il vous faut beaucoup d’amour ». La deuxième partie, tempérance et exercice, fut moins scrupuleusement suivie, c’est un euphémisme.

De cette alerte il me resta une peine, celle de ne plus pouvoir jouer au football, même pas avec des gamins, bientôt mon essoufflement au bout de deux ou trois courses me le démontra cruellement. Ce fut la deuxième marque du temps dans ma vie.

La première marque du temps avait été l’acquisition de ma première paire de lunettes. Mais comme c’était pour préparer le cours des cadres de la Sécu, je ne le pris pas mal,  j’aimais même le petit air intellectuel qu’elles me donnaient.

L’autre rencontre, brutale celle-là, avec le temps qui passe, avec la réalité de l’âge, je la dois aux difficultés rencontrées à partir du 2 novembre 2006 dans mes responsabilités professionnelles. À cette date un nouveau Directeur fut nommé à la tête de l’organisme de Sécu où je travaillais. Formellement j’étais son adjoint, il allait devenir mon tortionnaire, celui qui allait m’enfermer dans un placard et me révéler toute l’absurdité gestionnaire qui détruisait notre Sécurité sociale. En même temps que je m’enfonçais dans ma crise professionnelle, bien sûr ma santé se dégradait, mon couple aussi et … les 60 ans s’approchaient. Il me semblait que l’avenir se rétrécissait au point de bientôt devoir disparaître. Je me répète, mais je n’en suis pas encore revenu de cet état de sidération qui fut le mien.

Pour la première fois, la « vieillesse », l’avancée en âge si vous préférez se manifestait en moi autrement que par l’usure de mon corps. Un peu plus tard, un mot entrait dans ma tête, dépression. Comme « vieillesse », ce mot ne pouvait concerner que les autres, il me fallut du temps pour admettre que je devais me soigner.

Corps ou esprit, ne s’agissait-il pas plutôt de l’emprise de la maladie que de l’âge ? Certes, mais vous conviendrez qu’avec l’âge, les « chances » d’être « rattrapé » par la maladie s’élèvent. Les plus « moralistes » d’entre vous pointeront également que je ne suis pas pour rien dans mes maladies, j’en conviens … et je n’ai pas encore parlé de mon alcoolisme. Alcoolisme sans guillemet, ma manie de mettre des guillemets partout, pour nuancer ou interroger les mots que j’utilise n’a pas sa place ici. Pourtant, il me faudra approcher mon 65e anniversaire pour accepter de me dire malade d’alcoolisme, alors que j’ai contracté cette maladie à 18 ans. Mais pour l’alcoolique aussi l’âge est dur à porter, en vieillissant la maladie s’aggrave, le corps s’use, il encaisse moins bien. Je supportais moins bien l’alcool et j’en redemandais quand même, j’étais plus souvent « malade », je m’endormais plus vite. Mais je me croyais le plus fort ou je jouais avec l’idée d’en finir, avec l’alcool… avec la vie, c’était selon, ou pas.

L’alcool me faisait tomber au milieu de ma soixante-quatrième année. D’abord hospitalisé en neurologie, puis en soins de suite à Lure j’ai vécu en accéléré, et heureusement à l’envers, certaines étapes de la perte de mes moyens.

D’abord je ne pouvais plus même tenir assis, puis le déambulateur me fut indispensable, quand je réussis à remarcher, parfois mes jambes ne m’obéissaient plus. À la sortie de l’hôpital, je trouvais la paire de chaussures orthopédiques déjà programmée avant cet épisode et je sortais sur mes jambes. J’ai mis un terme à ma consommation d’alcool, grâce à l’équipe de « l’hôpital de jour en addictologie » qui exerçait au sein de l’hôpital de Lure. J’en reparle plus loin au chapitre 6… et j’en reparlerais souvent, merci à eux.

Je n’en avais pas fini pour autant avec les signes extérieurs de la vieillesse et le poids bien concret de quelques handicaps. Du pied à la jambe, au rachis et sans doute au cerveau mes problèmes de marche connurent des bas, puis des mieux. J’en gardais une canne, quelques problèmes d’équilibre. Il y a pire que le miroir, mon ombre m’a pris par surprise le jour où je me vis appuyé sur ma canne, un peu trop penchée (je me suis vite redressé), avec ce qui reste de mon ventre (bien rond), avec ma casquette et mon équilibre instable, j’ai compris que je ne ferais plus le joli coeur. De même quand un automobiliste , alors que j’en suis encore à m’approcher d’un passage protégé, ralenti, s’arrête et me fait signe de passer… je ne peux m’empêcher de me dire « ça se voit que tu es vieux ».

Si je fais plus « vieux » que bien des personnes de mon âge, c’est sans doute que je n’ai pas su « bien vieillir », comme disent les conseilleurs et les marchands. J’assume, mais j’ai vécu, et souvent bien. J’ai fait mon lot d’erreurs, peut-être plus, mais je ne me suis pas ennuyé, je ne me suis pas résigné et je continue. La suite de l’histoire de mon vieillissement, c’est pour après la fin de ce texte. Je veux que le temps suspende son vol, au moins pour le temps de sa rédaction. Il ne m’écoutera pas ce salaud. Tant pis, la vie continue. S’il y a bien une maladie dont on ne guérit pas, c’est la vie. L’autre nom de la vie qui dure, c’est la vieillesse. C’est pourquoi il nous faut chérir la vieillesse et rester fiers de vivre, fiers d’être vieux… mais la retraite !