6/ Prendre soin des humains, une utopie concrète

6/ Prendre soin des humains, une utopie concrète

La possibilité de vivre plus longtemps, qui porte aussi le joli nom de – espérance de vie – ne nous est pas offerte par un progrès tombé du ciel, ou par les riches « premiers de cordée » qui nous tireraient vers l’avant. C’est une conquête, c’est le résultat des luttes qui ont permis les congés payés, la réduction du temps de travail, la Sécu et donc le développement d’un droit aux soins, d’un droit à la retraite… C’est aussi le résultat du travail qui crée les richesses, du travail des ouvriers et employés, mais bien sûr celui des chercheurs, des ingénieurs, des techniciens, sans oublier tous les professeurs qui ont formé tous ceux-là. Même les artistes qui font la vie plus belle, plus riche, même les philosophes qui ont aidé à donner du sens et donc de l’élan à tous ont apporté leurs contributions pour augmenter l’espérance de vie ! …pas les rentiers, les profiteurs, tous ceux qui ne vivent pas de leur travail.

Mais prenons garde à ce qui se passe depuis plus de 30 ans (cf. Livre blanc sur les retraites de 1991, mais l’offensive avait commencé avant) les gouvernants, les représentants des patrons, tous leurs experts, les médias veulent nous convaincre d’une chose : le vieillissement de la population est d’abord un coût, sont visées nos retraites, mais aussi les coûts (sic) de santé. Attention, ce n’est pas une offensive légère, les effets ne sont pas pour demain. À la petite échelle de ma vie, j’ai eu la chance de voir disparaître la pauvreté des vieux… puis le malheur de la voir reparaître. De mon enfance je me rappelle les opérations collectes et distributions de charbon auxquelles le petit « catho » que j’étais participé. Dans mon souvenir les vieux étaient surtout des vieilles. Aujourd’hui c’est reparti et on ne peut plus distribuer du charbon et EDF coupe parfois l’électricité en dépit des accords avec les services sociaux des CAF. Et pour nos « dirigeants » la santé ce n’est pas sacrée, surtout pas celle des vieux. Grâce à l’acharnement des employés d’un EPHAD du Jura et l’intervention de débutés (notamment de la France Insoumise), une parti des médias s’est fait écho de la misère et du risque de « crise de nerfs » des EPHAD. C’est en fait un scandale d’État. L’hébergement des personnes « âgées » redevient indigne, on crée des lieux de survie (quand les résidents ne sont pas en danger !) pas des lieux de vie au milieu et avec les autres générations. Il s’agit bien sûr  déjà d’une question de moyens qu’on veut bien y consacrer, mais c’est plus encore et indissociablement toute la problématique autour  de la conception de la vie.

Notre société, qu’il faut appeler par son nom, capitaliste, est organisée par les classes dominantes autour du profit. Cette organisation produit une idéologie, celle de la société marchande. On veut nous faire croire que vivre c’est acheter, vivre plus acheter plus. Mais pour cela il faut produire plus et le travailleur doit être compétitif. Tout cela fonctionne avec la tyrannie du moment présent et s’oppose à une réflexion sereine sur ce que serait une vie bonne, une vie digne, pour tous et bien vécue jusqu’à son terme. C’est comme cela que notre société « ne calcule pas les personnes âgées », au sens propre : nos problèmes  à nous les vieux, et ceux d’autant plus que nous serons plus âgés, n’entrent pas dans leurs calculs.

La question de la vieillesse est une question de civilisation. La cause des vieux est au coeur de la cause humaine. La manière dont une société prend soin de ses vieux est emblématique de ce qu’elle est, elle révèle la valeur qu’elle donne à chaque vie humaine et donc à l’humanité.

Après ce  détour, à mon avis nécessaire, par l’histoire et le contexte, venons-en à la question des soins aujourd’hui. Vivant en Haute-Saône je pourrais vous parler longuement de l’éloignement dramatique (le mot n’est pas exagéré) entre les vieilles personnes isolées et les lieux de soins, les soignants. Je pourrais bien plus longuement vous parler, au travers de mon expérience personnelle, des insuffisances du système de santé : praticiens débordés, donc dialogues, trop rapides avec le malade, ping-pong entre spécialistes, délais de rendez-vous trop longs … j’en oublierai presque les interminables attentes au service d’urgence du CHI, dont celles inutiles. J’aurais pu glaner des témoignages de personnes plus âgées de mon entourage ou plus largement. Mais n’ayant envie, cette fois, de ne me fâcher avec personne, surtout pas avec mes soignants, ayant envie d’être p.o.s.i.t.i.f , comme on nous y incite si fort, je vais vous parler d’un service de soins pour moi tout à fait remarquable. Je crois que si j’en avais lu la description que je vais vous faire, j’en aurais pensé « Voilà une belle utopie, mais sa réalisation n’est pas pour demain. » Heureusement deux soignants avaient plus foi en l’humain que moi et ont su construire leur équipe et ce service. Ils ont réalisé une utopie, fait advenir un autre possible. Plein d’autres s’y emploient, c’est sur ce « modèle » (mot bien trop réducteur) qu’il faut penser et vouloir les soins envers les personnes âgées.

Comme il s’agit d’un service de soin des addictologies, il me semble que je dois d’abord répondre à une question. N’y a-t-il pas un peu d’exhibitionnisme à afficher son alcoolisme, à parler des soins qu’il m’a fallu recevoir ? Je réponds non sans hésiter. Dès mon retour à une vie normale, afficher ma maladie et d’où je sortais (l’hôpital) fut d’abord une protection, un moyen de me protéger de toutes les invitations à boire, à « arroser », à fêter… J’ai fait le choix de retourner dans le bar que je fréquentais chaque jour avant mon hospitalisation, de commander chaque jour un thé. Ne pas oser y retourner, c’était m’enfoncer un peu plus dans la solitude. Saluer tous les clients du bar et ceux qui sont de l’autre côté du comptoir, échanger avec quelques-uns les mots du quotidien, m’asseoir pour lire l’Équipe et l’Est fait partie de ma manière d’être au monde, de mon refus d’être coupé de la vie « réelle ». J’avais la bénédiction du docteur du service, je profitais de la bienveillance de quelques personnes et le bouclier de la publicité que je faisais d’emblée à ma maladie. Ce ne fut donc pas l’endroit de la tentation la plus forte, bien qu’un jour je me suis retrouvé avec le verre de mon voisin à la main, que j’ai reposé in extremis. En novembre 2017 j’ai failli me « trouver mal », puis faire demi-tour en voyant l’affiche pour le beaujolais nouveau… mais j’ai franchi la porte. S’afficher en alcoolique/soigné n’est pas qu’une protection, c’est aussi un devoir vis-à-vis de ceux qui m’ont soigné, vis-à-vis de ceux qui ne se sont pas encore soignés, c’est une prise de position.

Question subsidiaire, le fait de dire que cette maladie m’a affecté depuis l’âge de 18 ans n’invalide-t-il pas ma prétention à présenter mon choix d’une vie militante comme « heureux » ? La réponse est d’une certaine manière l’objet de tout ce livre : défendre le choix de toute une vie, mais affronter mes contradictions, mes « démons ». Disons seulement, maintenant, pour s’en tenir aux aspects les plus évidents que personne ne vit en dehors des malheurs du monde, même si on peut tenter de fermer les yeux, encore moins de la condition humaine. Tenter de donner un sens à l’aventure humaine, parier sur la possibilité d’une fraternité entre tous les humains, ne protège pas de la mort, des affres de la quête d’amour et de tout le doute qui loge dans le coeur de chacun… alors la tentation du recours à une quelconque drogue guette chacun de nous, à tout moment. De plus un monde sans drogue est impossible, pas même souhaitable. Les médicaments sont des drogues.

L’alcool est un produit merveilleux et redoutable, redoutable parce que merveilleux. Il me fallut 46 ans pour connaître tous les heureux maléfices de cette drogue si populaire en France. Il ne me fallut que quelques mois pour découvrir les dégâts faits sur mon corps et ma tête, quelle drôle d’expression comme si ma tête marchait à côté de mon corps. Dans le même laps de temps, je pris aussi conscience des dégâts produits dans ma vie et dans celle de mes proches. L’alcool donne du plaisir, procure l’ivresse, l’apaisement ou/et l’excitation, délie les pensées, désinhibe, permet de se surpasser, de passer un bon moment, d’oublier, soulage les douleurs, endors… L’alcool est une habitude sociale qui traverse tous les milieux, accompagne toutes les fêtes, son usage est valorisé dans toute notre société française. Il ne serait pas juste de ne pas signaler les avancées de la prévention, plutôt victoires indirectes de la prévention routière d’ailleurs.

Pourquoi parler de cela, quand je parle de la vie après 60 ans ? Parce qu’avec l’âge, souvent on paye des additions, notamment celle des dégâts faits par l’alcool. Les effets merveilleux énumérés ci-dessus se payent de bien des manières, parfois très vite – accidents de la route -, parfois plus lentement et insidieusement. Faire parti de ceux qui encaissent bien comme on dit, procure peut-être des moments de fierté (bien mal placée, mais réelle), mais garantie plus sûrement le fait de contracter la maladie, ainsi que la dépendance au produit. Derrière les plaisirs de l’ivresse, qui me semblait embellir les couleurs du monde m’entourant, m’attendez la tristesse de la grisaille et la tendance à déprimer. Quand vinrent, après la retraite, les difficultés, la tristesse gagna la bataille et les vides de la maison et de l’emploi du temps firent tomber les barrières de ma consommation. L’aggravation de mes tendances dépressives, la déstabilisation de mon diabète, les blessures infectées des doigts de mon pied droit, les douleurs au pied gauche, mes douleurs au dos je ne voyais pas de cohérence à ce tableau. Je ne voyais pas non plus que je me dé socialisais rapidement. Ma drogue avait changé d’usage, je ne buvais plus pour oublier, plus même pour atténuer l’angoisse, mais pour cesser d’avoir mal un instant et même de plus en plus souvent je jouais avec l’idée de la fin, de la mort. De l’été 2015 à l’été 2016, je fis plusieurs tours aux urgences de l’hôpital, je croyais un nouvel infarctus imminent, ou j’étouffais. Je fis même un tour aux urgences psychiatriques ou j’embobinais les soignants avec un discours sur la crise traversée et qui allait finir. Ce ne fut donc que le 28 août 2016 qu’hospitalisé en urgence en neurologie, puis transporté en soins de suite à Lure, puis enfin pris en charge par le service addictologie que j’atterrissais  enfin. Quand enfin je fus capable de prononcer les mots : je suis alcoolique, je pus entrevoir un nouveau départ. Pour quoi dire je suis alcoolique depuis l’âge de 18 ans ? Je n’avais peut-être pas 16 ans lors de ma première cuite, soirée mémorable d’ivresse. Mais il se passa  quelques mois avant que je renouvelle l’expérience. Même quand je pris l’habitude de boire à chaque occasion festive, et beaucoup, je ne crois pas que j’étais déjà alcoolique. Sauf erreur de ma part, c’est à l’occasion du réveillon du Nouvel An 1970 que, fort triste, j’ai bu tant et tant, sans jamais atteindre l’ivresse, le bonheur recherché… à partir de ce moment je pris l’habitude de boire, régulièrement, systématiquement, trop. J’avais besoin du vin pour trouver le repas agréable, de l’alcool fort avec le café, des mélanges en soirée. J’avais besoin de l’alcool, pour faire le fort, pour oser parler à des filles, et de tabac pour phosphorer. J’étais doublement un drogué, mais je ne le savais pas. Pour situer le personnage que j’étais déjà avant, une anecdote datant de 1968, au début de l’année, séance de prévention contre le tabac aux classes de terminales, je me souviens de mon intervention : « je préfère fumer comme Jacques Brel que de mener une petite vie à la con ». J’étais un petit con, mais j’ai fait de beaux rêves et je les ai pris au sérieux. Nul n’est parfait. J’ai commencé à fumer lors de ma fugue en Espagne (automne 70, j’en parle dans un autre chapitre) pour n’arrêter qu’après mon infarctus en 2010. 

Pour parler de ma prise en charge, je vais partir d’un mail de remerciement à mes soignants dans lequel j’ai su faire faire le tour des bénéfices retirés de cette vingtaine de journées d’hospitalisation de jour.

Texte du mail de remerciement que j’ai adressé aux soignants du service d’hospitalisations de jours en addictologie de l’Hôpital de Lure (CHI de Haute-Saône), le 06/01/2017 :
(dans le texte qui suit, j’énonce une contre-vérité, je dis que « je ne suis plus addict, plus alcoolique »… on se soigne, mais on ne guérit pas de cette maladie, le danger de la rechute nous accompagne toujours. Il faut beaucoup de vigilance, de la bienveillance de la part de l’entourage et de l’aide.)

« Après un crash dans ma vie qui m’a d’abord conduit au service de neurologie du CHI de Vesoul, j’ai eu la chance d’atterrir à Lure. Après avoir été bien accueilli et pris en charge par la Docteure Pourthier au 2° étage, où j’ai aussi rencontré Myriam (je ne comprenais pas pourquoi une tabacologue, maintenant je sais qu’elle est d’abord addictologue), assez vite je fus orienté vers l’HDJ en addictologie.

Dans ce service on ne s’occupe pas seulement de soigner une maladie, on prend en charge une personne dans sa globalité. L’équipe soignante a su supporter mon irrépressible envie de parler, m’écouter, m’aider à écouter les autres et à m’écouter moi. Elle m’a aidé à remettre de l’ordre dans ma tête et dans ma vie. J’ai aussi appris à respirer, à me relaxer, à me recentrer. Elle m’a réappris le plaisir du jeu, de la redécouverte de mon corps. Les ateliers qui m’ont fait le plus peur à l’annonce sont aussi ceux qui m’ont sans doute le plus apporté. L’atelier d’expression a presque fait de moi un danseur. Je suis devenu un fan de l’art thérapie, et les fresques d’images m’ont permis de ressaisir concrètement ce que j’avais vécu, ce que je vivais à Lure et ce que je voulais vivre après. Si ce sont les ateliers de sport et d’expression qui m’ont réconcilié avec mon corps, ce sont encore les images des fresques (à partir de découpages) qui m’ont permis d’appréhender le chemin physique parcouru. L’ annonce de l’atelier terre m’ a fait encore plus peur que la vue des crayons et des pinceaux, pourtant j’allais y prendre un plaisir intense et y trouver un chemin vers mon enfance.

Puis il ne faut  pas oublier la richesse des rencontres avec les autres malades.  Presque toujours un climat de confiance s’instaurait et avec la découverte des autres on apprend sur soi, sur sa maladie et on reprend confiance parce qu’on ne se sent plus seul.

Faudrait pas que j’oublie de dire que je suis soigné, je ne suis plus addict, plus alcoolique, je resterai vigilant pour ne pas risquer la rechute.

Je ne me respecterais pas moi-même si je ne profitais pas de cet espace d’expression, en tant que malade et professionnel de la Sécurité sociale pendant près de 40 ans, pour dire mon souhait de voir les responsables et gestionnaires s’inspirer d’une telle expérience pour la faire essaimer. Soigner, bien soigner en prenant en charge des personnes en entier, ce n’est pas d’abord un coût c’est un enrichissement pour la société.

Je veux dire ici merci à toute l’équipe soignante : Dr Delacour, Marie, Fanny, Emilie, Myriam, Ingrid, Mickaël, Léa, auxquels  j’associe pleinement Anne, Sylvie et encore Isabelle, la secrétaire, la cadre de santé (pardon pour les prénoms oubliés) il faut tout le monde pour faire un service.

Je veux aussi dire merci à mes « co-alcooliques/addicts et acolytes » (là j’oublierais plein de prénoms dont les visages et les histoires sont pourtant encore dans ma tête) : Marie-Odile, les 3 Sandrine, les 2 Véronique, Jacky, Jean-Charles, Bernard, Christophe, Daniel, Hervé, les 2 Karine, Karim, Asma, Christian, Gabriel, Camille, Jonathan, Fanny, Irène, Éliane …

Que de rencontres, que de souvenirs et richesses emportées. Le 3 janvier 2017 avec ma dernière journée en HDJ à Lure prenait fin pour moi une des périodes les plus riches et les plus heureuses de ma vie. Encore merci, merci, merci ! »

Je veux être plus complet, plus explicite sur chacun des points évoqués dans mon mail. Mais d’abord il me faut décrire une journée dans le service.

Les malades arrivent avant 8h 30, ils sonnent à l’entrée, s’installent dans le réfectoire, le café est chaud, mais ce sont les malades qui mettent la table. Une soignante vient inscrire le programme de la journée sur le tableau blanc. À 9h réunion avec les soignants. Chacun se présente, dit pourquoi il est là, comment il va. Un membre de l’équipe soignante présente la journée. Un malade rappelle l’obligation de confidentialité sur ce qui se dit et sur les personnes présentes. Les malades retournent au réfectoire, premier temps libre où les malades peuvent faire connaissance, chacun à son tour passe la prise de sang ou le rendez-vous avec l’infirmière/addictologue. Après viennent un ou deux ateliers. Midi, le repas, à nouveau les malades mettent la table. Après jusqu’à 14h nouveau temps libre, qui est aussi tour à tour temps de rendez-vous : fin des rendez-vous avec l’infirmière, rdv avec le docteur, la psychologue… Suivent les ateliers de l’après-midi. À 16h réunion de bilan, chacun prend la parole et termine en disant ses objectifs une fois de retour chez lui. Le groupe de malades change chaque jour, selon où nous en sommes nous venons 3 fois, 2 fois, 1 fois dans la semaine. L’espacement varie, certains reviennent après un certain temps pour continuer leur parcours, d’autre reviennent après rechute, certains sortent d’une cure, d’autres sortent de cure de sevrage, d’autres comme moi d’hospitalisation, d’autres entre directement. Le groupe est divers, il change chaque jour, sa taille varie également sans jamais dépasser la dizaine de malades. Là est le premier miracle, chaque jour le groupe existe, chaque jour se crée une dynamique, qu’est-ce qui explique ce miracle. D’abord, parce que les alcooliques sont des gens intéressants (dixit le Docteur, je ne garantis pas le mot, mais vous comprenez l’esprit), ensuite parce que tout au long de la journée des relations entre égaux se créent, parce qu’on retrouve des personnes déjà rencontrées, parce que les « anciens » accueillent les nouveaux. Les ateliers autour de jeux conçus pour que chacun parle de sa maladie certes, mais aussi de sa vie, de lui permettent de faire plus connaissance, en même temps que chacun réfléchit tour à tour sur lui-même. Nous verrons que les autres ateliers complètent cette vie de groupe. Mais rien ne serait possible sans la bienveillance de l’équipe soignante et sa capacité à instaurer le même état d’esprit entre les malades. Enfin les temps libres sont tout aussi importants, permettant aux malades de créer d’autres liens. J’allais oublier que la rencontre d’autres malades permet de rencontrer d’autres misères, d’autres drames … et peut-être de développer une peur salutaire.

La relation individuelle soignant malade est bien sûr très importante. La présence de plusieurs interlocuteurs, médecin, psychologue, infirmière addictologue offre autant d’opportunités. En dehors du rdv quotidien avec l’infirmière, le malade demande lors de la réunion du matin à voir l’un ou l’autre, ou personne. À cette équipe se joint une neuropsychologue, l’alcool atteint les neurones il faut faire le point et apporter l’aide nécessaire pour les remettre en route autant que possible. « L’animatrice » (je ne suis pas sûr de son titre) complète l’équipe et joue un rôle très important, elle nous accueille le matin, procède à l’alcootest, peut être notre confidente, peut aussi être rencontrée en rendez-vous. Avec d’autres intervenants elle a la responsabilité des autres activités : sports et jeux, expression corporelle, sophrologie… Rien de secondaire dans ce volet des journées, c’est celui qui nous permet de nous rétablir comme une personne entière. Je sais pour moi, mais aussi pour d’autres qui me l’ont dit, l’importance des jeux. Je ne savais plus ce qu’était un rire sain, un rire de plaisir, c’est en jouant à la balle que je l’ai retrouvé. C’est l’ancienne danseuse animant l’expression corporelle qui m’a redonné le plaisir d’avoir un corps, de l’étirer, de l’équilibrer, de le retrouver tout entier de bas en haut, qui m’a réappris à respirer. Le dyslexique dégoûté à jamais de toutes les activités manuelles, par les regards disqualifiants des parents, des profs, des camarades de classe a pris un plaisir intense à dessiner, colorier, peindre , faire des découpages et collages. C’est en malaxant de la terre et réalisant un ballon pas bien rond que j’ai remonté un des fils de mon enfance et dans une autre séance pris un plaisir très « sensuel » à creuser la terre. C’est en collant des images découpées dans des revues que j’ai revisité l’histoire de mon alcoolisme, larmes et aventures, et exploré mes désirs et souhaits pour l’avenir…

En prenant soin de moi et de mes « coalcooliques et acolytes » l’équipe des soins de l’HDJ de Lure n’a pas représenté un coût pour la société, elle a « produit » de la santé, du mieux vivre et un peu de bonheur. Quand je dis un peu c’est par rapport à l’océan de mal vivre que charrie notre société. Quand j’écris dans le mail, « une des périodes les plus riches et les plus heureuses de ma vie », il n’y a nulle exagération. Quand l’hôpital répare vraiment un humain, si celui-ci, moi en l’occurrence, s’empare de ce qu’on lui donne, ce n’est que du bonheur. Je faisais rire au début de ma découverte de l’HDJ, quand je disais que j’avais l’impression d’être en vacances. En fait ce furent des jours de vacances studieuses, permettant un retour sur ma vie.

Me suis-je éloigné de ma question, « Il y a-t-il une vie après 60 ans ? Je ne le crois pas. Pour qu’il y ait une vie après 60 ans et bien au-delà, il faut se mettre au boulot pour construire « une société pour tous les âges », qui fait toute sa place à chacun. Il faut aussi se mettre au boulot pour que chacun ait accès aux soins qui lui sont nécessaires. Pour une société du « care », en français une société du « prendre soin ». Ce ne doit pas être des mots creux, il faut une rupture avec la vision rabougrie, gestionnaire, il faut des choix politiques forts et plein d’initiatives pour mettre sur pied de « utopies » pour les humains réels. C’est possible ! On verra pour aller sur Mars… après.

Si vous avez des doutes sur l’urgence de prendre le chemin indiqué ici, renseignez-vous sur la maltraitance envers les personnes âgées (cf. le livre de Robert Hugonot « La vieillesse maltraitée »).