4/ La sénescence (c’estnaissance)

4 / La sénescence (c’estnaissance)

merci à Danielle Rapoport pour le beau jeu de mots

Avant de commencer à écrire ce texte, j’ai rêvé d’écrire une autobiographie. Il s’agissait pour moi de laisser une trace, un témoignage avant d’en finir. J’ai même commencé plusieurs fois de premières ébauches par ces mots que je croyais définitifs : « j’ai raté ma vie. » Il m’a fallu du temps pour simplement écrire : « Je veux croire que la vie n’est pas finie ». De fait, j’ai connu durant trois années, à la fois très longues et très courtes, une crise existentielle. Il me fut facile à la fois par les souvenirs que j’avais de ma jeunesse (ravivés par mon projet d’écriture) mais surtout par le fait de côtoyer au quotidien ma fille Dounia plongée dans les difficultés pour devenir adulte, de faire le parallèle avec la crise d’adolescence. Mes rêves, mes envies de me dire et donc d’écrire étaient les jumelles de celles de mon adolescence. Je leur croyais une dimension plus tragique, le grand âge les privant de toute perspective. Il en allait notamment ainsi pour les rêves amoureux. A la réflexion je vois bien à quel point j’oubliais les tourments, les angoisses de ma jeunesse, les murs contre lesquels je m’étais cogné. Les douleurs et les cris de ma fille furent là aussi pour me rappeler que Nizan avait écrit : « J’avais vingt ans. Je ne laisserais personne dire que c’est le plus bel âge de la vie » et que ce cri avait tellement touché le jeune homme que je fus. Comme un adolescent mes tourments me semblaient insurmontables, comme un adolescent je croyais incommunicables et totalement personnels mes sentiments. Pire je me lançais dans la consommation effrénée d’une drogue, l’alcool. Après m’être fait soigner de mon addiction, quand je voyais à nouveau le jour, la sortie de ma crise existentielle je cherchais un nom à mettre dessus. Je tentais même d’en inventer un,  je tentais « vieillescence » … Grâce à mes lectures, notamment au beau livre de Catherine Bergeret-Amselek (C. B-A), j’ai compris que je vivais une expérience à la fois banale et très personnelle, la crise que l’individu humain traverse pour accepter son vieillissement et qu’il existait déjà un mot construit comme adolescence à partir du latin : sénescence. La même auteure me faisait connaître le beau jeu d’écriture qui permet d’entendre l’enjeu des crises existentielles, la re naissance de l’individu, au travers de la croissance de la personne. Alors, bienvenue à la « c’estnaissance » ! C. B-A situe cette crise entre 65 et 90 ans. La mienne, je l’ai traversé de 62 à 64 ans. De plus je crois que nous les vieux on a le droit à plusieurs de ces crises… surtout si on va loin en âge. Mais les adolescents aussi parfois s’y reprennent à plusieurs fois. Les adultes connaissent aussi les crises de la maturescence. Nous n’en finissons jamais de grandir. Il y a aussi des individus dont la croissance s’arrête en chemin et d’autres, paraît-il, qui vont sans connaître la crise.

Je pense aussi que contrairement aux autres organismes ou êtres vivants, les humains ne connaissent pas forcément une période de déclin par rapport à ce qu’ils sont vraiment : des êtres qui pensent, qui racontent et se racontent, qui rêvent, qui, comme diraient Norbert Elias, vivent surtout dans la 5° dimension, la dimension symbolique. Si j’ajoute que grâce à cette 5° dimension nous pouvons voyager dans le temps et dans l’espace, tous mes lecteurs qui ne connaissent pas « La théorie des symboles » doivent être très inquiets. Non je ne suis pas un adepte d’un trans ou post humanisme, ni écrivain de science-fiction. Pour résumer, je pense que pour compléter Marx qui écrivait « l’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux », il nous faut comprendre que les humains créent le monde humain, « l’humanité » commune grâce à l’ensemble des signes qui leur permettent d’agir ensemble (produire) mais aussi de le faire d’un bout à l’autre de notre planète, aussi avec nos prédécesseurs et même avec nos successeurs. Fermons cette parenthèse (voir notamment les « 11 thèses philosophiques »), mais parenthèse indispensable pour traiter notre sujet : la place des vieux dans la société humaine.

Revenons à mon parcours, à ma  propre crise de sénescence. D’abord le lecteur attentif pourrait se demander pourquoi je ne date pas le début de cette crise du moment où je refusais de voir approcher de la retraite, je paniquais à l’idée d’avoir bientôt 60 ans ! Il s’agissait de tout autre chose, nullement naissance, mais nécrose maladive, maladie du travail bien plus que de l’âge, même si cette maladie, dépression sévère s’accompagnait d’une phobie du vieillissement nourrit de l’âgisme si prégnant dans la société d’aujourd’hui et dans mon imaginaire. J’ai déjà noté que mon parcours n’avait rien d’original : joie de la libération du travail subordonné (soumis !), puis difficultés d’adaptation à ce nouveau « trop » de temps, puis séparation du couple … Pas non plus original que la crise existentielle se double du développement d’une addiction et là, d’une vraie maladie : l’alcoolisme.

Il m’a fallu réapprendre à vivre, réenchanter mes journées, tout en apprenant la patience, prendre mon temps pour vivre plus et surtout mieux. J’ai longtemps refusé l’idée que vieillesse et sagesse avaient quelque chose à voir, à faire ensemble. Je me trompais, je crois que vieillir, surmonter la crise de sénescence ouvre un chemin de patience et permet un regard plus apaisé sur notre monde. Apaisé, ne signifie pas satisfait.

Là, il me faut citer Guillevic. Je voudrais pouvoir offrir autour de moi les 27 poèmes regroupés sous le titre « Vieillir » dans le recueil « Présent », pour cela il faudrait que Gallimard ou Lucie Guillevic-Albertini décident de les publier séparément, ce serait le plus beau petit livre sur la sagesse. En attendant, pour toi mon lecteur/lectrice, voici quelques vers de cet ensemble.

« Vivre avec lucidité
Son vieillissement …

Il faut bien s’y faire, mais résister…
Ne pas accepter
De se restreindre,
De se diminuer,…

Contester même l’état civil,
Vieillir
C’est n’être pas celui que voient
Ou veulent voir
Ceux qui connaissent votre âge … »

Toute vie humaine est un long cheminement, non la vie n’est pas courte, entre refus et acceptation. Faudra vous y faire, je pense souvent sous forme de sentence, alors j’y vais : « grandir c’est apprendre à accepter en préservant nos refus ». Je m’explique, il faut se frayer un chemin entre ce qui nous fait peur, ce qui nous résiste et ce qui nous motive, nous attire, nous fait rêver. Bien sûr je copie, d’ailleurs comment penser sans piller toutes les pensées rencontrées. Quand je sais précisément d’où ça me vient, je cite : « Il faut accepter d’avoir faim, d’être insatisfait, d’être en silence, accepter d’avoir du temps libre, de méditer, de suspendre sa pensée. » C. B-A. Le miracle, pour moi fréquent, de la lecture c’est d’en arriver à se dire, « mais il me connaît cet auteur ». Chacun des termes de la phrase citée me renvoie à mon expérience personnelle, de même pour chacun je peux expliciter en quoi j’essaie d’accompagner l’acceptation d’un refus maintenu, mais transformé. La faim il faut la prendre au sens très concret, surtout privé d’alcool et de tabac (depuis 2010… après mon infarctus !), j’aurai une très fâcheuse tendance à engloutir n’importe quoi. Une fois éloignées les bouteilles d’alcool, il m’a fallu débarrasser mes placards de tous les gâteaux, dessers (même allégés). Il me faut surtout ruser avec l’ennui de mes papilles, de mes mains, surtout de mon cerveau. Il faut des addictions de substitution. Je répète la cérémonie du thé plusieurs fois par jour. J’ai toujours deux romans entamés, un dans la chambre, l’autre à proximité des w.c.. J’ai d’autres « routines », je ne vais pas tout vous raconter.  L’insatisfaction est une réalité au moins aussi prégnante pour le vieux que pour l’adolescent. De plus, je l’ai écrit plus haut, mais je me répète parce que c’est une partie du drame des vieilles personnes, la perspective de combler l’insatisfaction amoureuse devient problématique. Bien sûr cette insatisfaction est sexuelle, mais pas que … le toucher, le regard, la tendresse. Je cherche encore parfois dans mon lit vide un pied, une épaule à toucher, quand j’ai déjà oublié les seins ou le cul à envelopper doucement. Là pour le remplacement je vous déconseille fortement les amours de remplacement… Non, non, et non je n’ai rien à déconseiller. Je veux seulement dire,  je n’en ai aucun désir. Je ne ferme pas la porte au miracle de la rencontre,  je me promène dans la 5e dimension pour faire vivre mes amours passés, pour me réconcilier avec le mec que je fus. L’insatisfaction elle n’est pas que vis-à-vis de l’amour perdu, elle est tout autant dans les rêves non aboutis de ma génération. C’est l’objet principal de ce livre que d’affirmer, en retournant un vers d’Aragon « Vivre est un monde où nous avons bien rêvé » J-J. A (« Vivre est un village où j’ai mal rêvé » L. Aragon).

Le plus important, le plus vital dans la crise de sénescence, c’est sans doute toute la deuxième partie de la phrase de C. B-A : « … accepter d’être en silence, accepter d’avoir du temps libre, de méditer, de suspendre sa pensée ». Cette acceptation pourrait être utile dans la crise d’adolescence, mais le temps leur manque, alors ne nous plaignons pas d’en avoir à  redonner … mais pas à vendre !

Le temps est chose bizarre, nous en parlons comme d’un truc indépendant de nous, qui passerait. C’est encore Elias (cf. « Du temps » un petit livre limpide) qui nous éclaire. Le temps est construction humaine, il n’y a pas de temps sans mesure du temps et sans rapport à des institutions humaines. Le temps est un rapport, il dépend des situations. Le temps dans la maison de retraite n’est pas celui du dehors. Le temps du retraité n’est pas celui du travailleur salarié. Je reçois comme une idée reçue, l’affirmation que le temps des vieux se raccourci, ou « passe plus vite ». Il est long le temps de l’ennui, mais il donne l’impression que le temps passe plus vite puisque les jours filent sans rien à en dire. Il passe si vite le temps où une tâche nous absorbe et une semaine de « bon » labeur nous semble des mois. Le temps ne fait rien à l’affaire (Cf. J. Pellissier, titre éponyme), ce qui compte c’est l’humain, la place de la personne, son emploi du temps. Sommes-nous faits pour mourir ou pour innover ? (cf. citation de Arendt), pour inventer la société dans laquelle nous vivons ou pour attendre la mort à la place assignée. C’est en cela que la condition des vieux est d’abord un problème philosophique, l’enjeu d’une controverse d’idées vitale, pour donner sens à la vie de chacun, jusqu’à son terme.

Mais c’est difficile de se retrouver suspendu dans le silence, de ne plus avoir d’emploi du temps ni organisé, ni à organiser. Dans le silence il y a aussi la lancinante voix du doute, voir la tentation du vide. Chaque jour il faut rebondir, ce n’est pas simple quand la journée qui vient ne prévoit aucune rencontre, pas même un regard parfois. J’entends la voix des bonnes âmes, « mets le nez dehors, bouge-toi ». Je voudrais les y voir, un lundi, à Vesoul, en hiver… Je n’écris pas pour me plaindre, mais pour assumer toutes les faces de mon existence, de l’existence humaine. Vieillir, ce n’est pas simple. Notre société ne nous propose guère de rôle, si ce n’est de dépenser nos sous et … rester jeunes. J’explore, difficilement, en ces temps de désarroi, les chemins de la pensée, la recherche de motivations qui tiennent. J’apprends à prendre mon temps, à le remonter aussi, le démonter, le projeter. Ce qui risque de paraître comme certitudes dans les pages suivantes doit être entendu comme résultat d’un pari, du choix de croire en l’aventure humaine. L’affirmation de la vieillesse comme chance pour l’individu comme pour la société relève de ce pari. Ce n’est pas joué d’avance, c’est même très mal parti. Dans mon enthousiasme de nouveau  retraité je voyais proche une forme d’insurrection des vieux (sic). Je rêvais d’autres choses que les maigres cortèges syndicaux, pardon à mes camarades qui y verront pessimisme. Mais l’espérance d’un monde plus humain n’est pas à cette échelle. Là, comme sur les autres fronts, nous pouvons attendre les mises en mouvement, les réactions aux catastrophes à venir. Si nous attendons trop passivement, trop longtemps, c’est l’espérance même qui risque de s’étioler.

L’espérance a besoin d’idées, pas des idées neuves pour faire joli – comme faisait joli le jeune président français au printemps 2017 – des idées construites, issues d’analyses, de durs débats. Le président auquel je fais allusion utilise sa fréquentation, passée, du philosophe Ricoeur comme un faire valoir, comme une décoration. Nous nous devons de fréquenter assidûment au présent les philosophes, Marx bien sûr, mais aussi Ricoeur, mais aussi ceux qui travaillent aujourd’hui, nous devons faire descendre la philosophie dans l’arène politique, dans nos réunions, dans la rue. Nous avons besoin d’idées auxquelles nous faisons prendre l’air, que nous mettons en pratique dès qu’elles peuvent être opérantes. Combien de belles idées sont exposées du bout des lèvres, puis  rangées dans nos tiroirs ? Combien de débats ouverts sans crainte et conclus par des décisions, donc par des votes ? Le « nouveau » réserve parfois de tristes surprises, entendu à l’occasion de « Nuit debout » : « décider c’est se diviser, c’est déjà la fin de la démocratie ». Ne rien faire, ne rien penser, c’est ça la fin de la démocratie. Parler c’est vouloir, parler c’est agir. Une prise de parole qui n’appelle pas de décision, qui n’est pas porteuse d’un souhait d’action n’est que bavardage. Je veux bien tenter d’être un sage, pardon, un vieux sage, mais aussi un sage « pragmatique » (attention ce mot n’a pas le même sens pour tout le monde), qui croit encore qu’il faut agir. Car même si je ne trouve pas que ce soit la joie ces trente dernières années, c’est quand même plus la joie quand nous nous bougeons ensemble. Comme l’écrivait Jacques Prévert, « Il faudrait essayer d’être heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple ».